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Profession tireur couleur : quand développement rime avec artisanat

11/07/2014 | Benjamin Favier

Alors que l’exposition The Last Shooting touche à sa fin, nous avons rencontré le tireur des images de Youri Lenquette, qui a photographié Kurt Cobain il y a vingt ans. L’occasion de mettre en lumière une activité de plus en plus rare. Rencontre avec Marc Upson, qui se considère comme un artisan, plus que jamais désireux de transmettre son savoir-faire…

Dans son loft situé aux portes de Paris, au Kremlin-Bicêtre, Marc Upson fait cohabiter ses deux passions, la musique et la photographie. Une pièce insonorisée entièrement équipée accueille des groupes et jouxte sa chambre noire, où il développe des négatifs couleurs dans l’obscurité totale. À l’occasion de l’exposition The Last Shooting, Youri Lenquette (entretien à lire ici) a fait appel à ses services, vingt après lui avoir confié ses images de Kurt Cobain jouant avec une arme à feu pour les publier dans la presse, juste avant que le chanteur de Nirvana ne mette fin à ses jours. Pour la première fois, ces clichés ont fait l’objet d’une exposition, et le photographe a tenu à effectuer des tirages traditionnels, « comme à l’époque ».

Lorqu’il parle de son métier, Marc Upson souligne la rigueur dont il faut faire preuve, mais aussi le caractère aléatoire de son travail, lui qui ne considère pas un raté comme un échec, mais comme une étape, au service de l’expérience.
Parlez-lui de numérique. Il insistera sur le caractère unique du rendu argentique. Demandez-lui ce qu’il pense de Kurt Cobain. Il vous parlera de la claque punk et de sa préférence pour les Sex Pistols ou les Ramones. Entretien avec un professionnel tranché et passionné.

MDLP : La première fois que vous avez tiré ces images, c’était il y a vingt ans…

En 1994, j’avais réalisé les tirages de cette séance pour la presse. On a appris le suicide quelques semaines plus tard. Youri a demandé à l’agence de ne plus vendre les images et les a gardées depuis. Je faisais de la musique dans les années 80 et Youri appréciait mon groupe, c’est comme cela que je l’ai rencontré. Vingt ans après, il a voulu que je fasse les tirages à nouveau, cette fois-ci pour l’exposition. La dimension historique lui tenait à cœur : il souhaitait procéder comme à l’époque, effectuer un vrai tirage traditionnel et ne pas se contenter de scanner le négatif, comme certains tireurs lui avaient recommandé de le faire.

« J’aime être dépositaire d’un savoir-faire ancien »

MDLP : On voit des traces de feutre sur les négatifs : ne regrettez-vous pas de ne pas les avoir gardés intacts ?

Du moment que c’est entendu avec le photographe, non. Je me souviens d’une cliente qui avait un rapport très sensible à ses films. J’ai mis un coup de feutre pour savoir quelle image il fallait tirer. Elle m’a alors lancé, d’une voix glaciale : « Qu’est ce que tu as fait à mon négatif ? ». À mes débuts, le labo dans lequel je travaillais faisait essentiellement de la mode et de la publicité. Nous avions un rapport à l’image et au négatif qui n’était pas révérencieux : le film est juste le support de l’image. Nous avions un niveau d’exigence très élevé, et il fallait souvent agir dans l’urgence. Dans de telles conditions, ce procédé permet d’aller rapidement à l’essentiel, surtout dans la mode, où sur une même planche, toutes les images ont l’air d’être identiques au premier coup d’œil.

MDLP : Vous dites avoir procédé de la même manière qu’il y a vingt ans pour ces tirages : qu’est-ce que cela signifie ?

Je travaille à l’agrandisseur, je pars sur un filtrage de base, arbitraire, que je connais par rapport à de précédents travaux et procède par bandes test pour définir le rendu de l’image. Comme il s’agit ici d’un traitement croisé à partir d’un film positif développé en chimie C-41, il n’a pas le masque orangé d’un film négatif couleur. Il faut compenser cette absence en ajoutant du jaune et du magenta. Les agrandisseurs Durst de la génération précédente (Durst 1200-CLS501) avaient même une manette supplémentaire pour ajouter ces deux couleurs dans une quantité importante.

MDLP : Quel type de clientèle s’adresse à vous ?

La quasi-intégralité de mes clients sont arrivés par le bouche à oreille. J’y tiens beaucoup. C’est comme ça que j’aime faire les choses. Chaque fois que j’ai voulu sortir de ce cheminement, ça n’a pas fonctionné. Jusqu’à présent, j’ai de la chance, ça perdure. Ces jours-ci, j’attends les négatifs d’un architecte qui photographie lui-même avec une chambre 4 x 5. Il m’a contacté par Internet, à travers mon site. C’est sa démarche de venir vers moi. Il m’a demandé si je travaillais aussi avec des photographes non professionnels : il n’y a pas de politique ségrégationniste à l’entrée du labo !

MDLP : Quels sont les principaux desiderata de vos clients ?

Je travaille avec des gens qui ont aussi bien des exigences humaines que techniques : ils ne veulent pas seulement un bon tirage, mais aussi une collaboration, qu’ils n’auront pas forcément avec les salariés d’une grande boîte. Ils sont plus à la recherche d’une forme d’artisanat. J’accorde autant d’importance à la façon dont je fais les choses qu’au résultat. Ce n’est pas uniquement parce que c’est mon travail que je m’accroche à cette façon de procéder. Je fais des essais. Je rate. Je recommence. C’est comme cela que je construis mon expérience, ce qui permet de reconnaître une erreur déjà commise, et d’éviter de la reproduire, ou de la refaire volontairement, si j’en ai apprécié le résultat. Je fonctionne de la même manière, qu’il s’agisse de photo, de musique ou de cuisine…

MDLP : Comment définiriez-vous votre rôle ?

La collaboration prime. Il n’y a aucune règle. J’écoute le photographe. Je me considère comme une interface entre le négatif et son désir de résultat. Certains rechignent à me confier leurs images de peur que je les trouve moches… Mais je ne juge pas les photos. Parfois, je ne les regarde même pas. Qu’une image soit bonne ou mauvaise d’un point de vue photographique n’affecte en rien la qualité du tirage. C’est totalement distinct.

MDLP : Pourquoi ne pas avoir franchi le pas vers le numérique ?

L’absence de limites me déroute. En théorie, l’outil numérique devrait permettre d’arriver aux mêmes résultats que l’argentique. Le problème, c’est que nous ne savons pas comment y parvenir. Face à une infinité de solutions, on se perd. Il y a dix ans, des photographes me demandaient de passer au numérique : il y avait des dérives, notamment dans la mode et la publicité, des jeunes s’en donnaient à cœur joie pour allonger des jambes, lisser les peaux ou grossir des poitrines. Ils allaient trop loin. Certains photographes cherchaient des personnes qui connaissent les rendus traditionnels, ayant une notion des limites.

MDLP : Vous ne rencontrez pas de problème d’approvisionnement au niveau des fournitures ?

Que les gens fassent du film ou du numérique, le seul moyen de fixer une image sur support opaque de belle manière, pérenne et solide, reste le papier argentique. Cela suffit à garantir l’avenir de la production de papier et de chimie. Évidemment, il y a moins d’émulsions, mais ça, c’est moins problématique : pour moi, ce n’est qu’un support pour l’image et j’apprécie juste qu’il se fasse le plus discret possible. Il a cependant fallu que j’apprenne à gérer le fait que le papier ne se vend plus en boîte, mais seulement en rouleau. Il y a des contraintes. Il faut donc les changer, ou couper tout en une fois, sans savoir de quel format je vais avoir besoin. Le papier est courbe, ce qui oblige à utiliser un margeur, et c’est long de couper en feuilles 90 m de papier. Seul avantage : avant j’étais limité à 50 x 60, maintenant je peux faire du 60x ?, à la demande, en fonction du format du négatif. J’ai même fait un 60 x140 à partir d’un panoramique !

MDLP : Quelles sont les références que vous utilisez ?

En 2010, quand on est passé aux rouleaux, Kodak ne faisait plus que du papier très contrasté optimisé pour les imageurs numériques (le Kodak Professional Ultra Endura) et je ne pouvais pas l’utiliser en traditionnel. Aujourd’hui, j’utilise du Kodak Professional Endura Premier, mais il est toujours trop contrasté à mon goût. Je voudrais utiliser du papier Fujifilm Crystal Archive DP II, moins contrasté et plus épais, mais il faudrait que je le développe dans la chimie du même fabricant. Le fait de croiser les marques induit des problèmes de bascule avec une montée de magenta dans les basses lumières, assez légères, mais pas tolérables à mes yeux. Après une enquête approfondie, j’ai découvert que ce phénomène était récurrent et qu’il ne fallait pas croiser le papier et la chimie des deux marques (ce qui vaut aussi pour les films).

MDLP : Pourquoi ne pas opter pour Fujifilm dans ce cas ?

Malheureusement, ma production ne me permet pas de changer, le révélateur Fujifilm qui me convient n’étant vendu qu’en conditionnements pour faire 50 litres ; je ne peux utiliser une telle quantité en moins de trois ou quatre mois. J’aimerais pourtant passer en produits Fujifilm, pour la variété de papiers proposée. Ça m’aiderait beaucoup d’avoir un papier plus doux. Car, contrairement au noir et blanc, je n’ai aucune marge de manœuvre sur le contraste. Il est fixé par le choix du négatif et la façon dont il est développé. Et le nouveau papier Kodak a des problèmes d’image latente : en fonction du temps passé entre l’exposition du papier et son développement, il ne présente pas le même équilibre au niveau des couleurs.

MDLP : Pourquoi ne pas tirer en noir et blanc ?

J’aime la couleur. Le noir est blanc, c’est un autre métier. Cela revient à comparer un bassiste et un guitariste. Ce n’est pas le même instrument, même s’ils sont similaires. Le noir et blanc se développe en lumière inactinique, avec de la cuisine, des bains… En couleur, on travaille dans le noir complet, les chimies ne sont pas à température ambiante, mais à 35°, etc. On ne peut pas faire l’un dans l’espace de l’autre.
Diamantino Quintas, par exemple, excelle dans les deux. Cela fait trente ans qu’il a appris à tout faire dans de grands labos. Pour ma part, je me suis formé sur le tas en commençant par le développement négatif C-41. Pour le tirage, je me suis fait les dents sur le Cibachrome ; c’était dur, j’ai un peu vécu ça comme une pénitence profitable, mais en même temps ce fut un bon apprentissage.

« Ce rendu naturel est très compliqué à obtenir en numérique et il faut le définir, dans les moindres détails »

MDLP : Comment se porte votre activité ?

2013 fut désastreux pour moi, comme pour beaucoup de gens. Depuis le mois de mars, ça va beaucoup mieux. Tout s’est mis à bouger d’un seul coup. Rien de nouveau pourtant ; je connais Youri Lenquette depuis trente ans, Ronan Guillou est un très bon ami, il vient de réaliser quelques travaux importants. J’ai reçu très récemment des « negs » de Vincent Peters, un ponte dans le milieu de la mode. Il perd tellement de temps dans son flux de travail numérique qu’il voudrait revenir à un système de négatif - tirage - scan, avant la phase de retouche.

MDLP : Vous insistez beaucoup sur la notion de rendu : qu’entendez-vous par là ?

Une fois qu’on obtient la bonne densité et qu’on a débarrassé l’image de toutes les dominantes indésirables, on a un rendu. Ce rendu naturel est très compliqué à obtenir en numérique et il faut le définir, dans les moindres détails. Il y a quelques années, je travaillais avec un grand photographe de mode qui me faisait tirer ses négatifs au lieu de les scanner directement. Sachant qu’il les retouchait beaucoup, je lui avais demandé pourquoi il tenait à passer par cette phase. Il m’a répondu : « Le temps c’est de l’argent et avec toi j’en gagne beaucoup. » Je lui fabriquais son rendu, sur une série de quinze images. Il me laissait carte blanche pour tirer dense, clair, chaud, froid… Il retouchait la peau et le reste, mais laissait la chromie telle quelle. D’ailleurs, c’était une collaboration très agréable, je sentais beaucoup de respect pour mon travail.

MDLP : Vous êtes peu de tireurs couleurs sur Paris : préférez-vous garder vos méthodes secrètes ou vous ne voyez pas d’inconvénient à les partager ?

Non. Je considère cela comme un de ces innombrables secteurs qui sont en train de disparaître. Ce qui résulte à la fois des mentalités et de l’ordinateur. Tout pousse vers la disparition de l’artisanat et du savoir-faire. Il n’y a aucune prise de conscience. J’aime être dépositaire d’un savoir-faire ancien. J’ai toujours pensé qu’il n’y a pas de secret. On peut se faire voler une idée, mais je trouve que ça dessert tellement le voleur… On peut acheter la même chambre 20 x 25 qu’Avedon, avoir le même éclairagiste, le même studio, ça ne sert à rien, on n’arrivera jamais au même résultat. Alors je reçois ici des gens qui cherchent à monter des labos et leur explique comment faire. Plus on sera nombreux, et moins il y aura de chances que cette activité meure.

- Propos recueillis par Benjamin Favier

- Crédits photos : © Benjamin Favier

- À lire aussi : entretien avec Youri Lenquette, photographe
- Le site de Marc Upson

Marc Upson en onze dates

- 1965 Naissance aux USA
- 1970 Importé en France
- 1980 Achète une batterie Star, puis un an plus tard, une Fender Music Master Bass
- 1982 Intègre le groupe GPS
- 1986 Part un an à Berkeley, CA. et travaille chez Subway Guitars
- 1987 Est embauché dans un cabinet d’architecture
- 1993 Est licencié puis monte le labo Granon avec le Michel du même nom
- 1996 Est licencié puis monte le labo Mupson avec lui-même
- 1997 Travaille à temps perdu avec le luthier James Trussart qui avait son atelier dans la cour de Duran Vidéo, où se forment Les Producteurs De Porcs et de nombreuses amitiés
- 2000 Retombe sur Jean-Pierre Morgand (rencontré en 1982) puis intègre le collectif du studio Lebouis, ce qui mènera à de multiples collaborations et encore d’autres amitiés
- 2010 Déménage finalement de Sèvres, après 35 ans dont 20 dans le même appartement, pour regrouper toutes ses activités au « KB »

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